II

L’horloge du clocher de Guizbourg parvint à Cendres par-dessus le fracas intermittent du canon. Quatre sons de cloche. Quatre heures après ce qui aurait dû être midi.

« Ce n’est pas une éclipse », fit observer Antonio Angelotti, depuis sa position au bout de la table pliante, sans lever la tête. « Aucune éclipse n’est prévue. De toute façon, madone, une éclipse ne dure que quelques heures, au plus. Pas huit jours. »

Des pages d’éphémérides et ses propres calculs s’étalaient devant lui. Cendres s’accouda à la table d’Angelotti et s’appuya le menton dans la main. À l’intérieur de la pièce, les planches grinçaient sous les allées et venues de Godfrey Maximillian. La lueur des chandelles fluctuait. Cendres regarda les cadres brisés des fenêtres étroites, en espérant un air plus léger, la froidure humide de l’aube, le chant interminable des oiseaux et, par-dessus tout, cette sensation de fraîcheur, de commencement, que possède le lever du soleil à l’extérieur. Rien. Rien que les ténèbres.

Joscelyn Van Mander glissa la tête par la porte de la pièce, entre les sentinelles.

« Capitaine, ils refusent d’écouter notre émissaire, et continuent à nous tirer dessus ! La garnison refuse même d’admettre que votre époux se trouve dans le donjon. »

Antonio Angelotti se renversa au fond de son siège.

« Ils ont entendu le proverbe, ma madone – Château qui parle, femme qui écoute, seront tous deux pris un jour.

— Ils font flotter ses couleurs et un étendard wisigoth – il est ici, fit observer Cendres. Expédie-leur un émissaire toutes les heures. Continuez la riposte ! Joscelyn, dépêchons-nous d’entrer là-dedans. » Tandis que Van Mander quittait les lieux, elle ajouta : « Il vaut quand même mieux que nous soyons ici – tant que nous contenons Del Guiz, qui est un traître, l’Empereur est satisfait ; et cela nous offre l’occasion de demeurer en retrait et de jauger la véritable puissance de cette armée wisigothe… »

Elle se leva et alla vers la fenêtre. Le feu du canon avait mis à nu les lattes et le plâtre du mur près de l’encadrement, mais il serait facile de réparer, songea-t-elle en tâtant le matériau sec et dénudé.

« Angelotti, se pourrait-il que tu aies commis une erreur dans tes calculs sur l’éclipse ?

— Non, car rien de ce qui s’est passé ne s’accorde avec les descriptions. » Angelotti se gratta au niveau du col serré de sa chemise. De toute évidence, il avait oublié la pierre à encre et la plume taillée : l’encre ponctua généreusement le lin blanc. Il considéra ses doigts sales avec agacement. « Pas de pénombre, pas de lente dévoration du disque solaire, pas d’inquiétude chez les bêtes dans les champs. Rien qu’une absence de lumière, instantanée et glaciale. »

Il portait pour la lecture des lunettes à monture en os, avec un rivet unique, qui lui pinçaient le nez. Tandis qu’il plissait les yeux à travers les lentilles, à la lueur des chandelles, Cendres remarqua les lignes au coin de ses yeux, le froncement de la chair entre ses sourcils. Voilà à quoi ressemblera ce visage dans dix ans, se dit-elle, quand la peau ne sera plus ferme et que ses cheveux d’or auront perdu leur éclat.

Il conclut : « Et Jan me confirme que les chevaux n’ont fait montre d’aucune nervosité préalable. »

Robert Anselm, montant d’un pas lourd l’escalier et entrant dans la pièce à l’issue de cette observation, retira son capuchon et annonça : « Le soleil s’est obscurci – il a pâli – une fois, quand j’étais en Italie. Nous avons dû en être avertis quatre heures à l’avance, par les lignes des chevaux. »

Cendres écarta les mains : « Si ce n’est pas une éclipse, alors quoi ?

— L’ordre des deux est bouleversé… » Godfrey Maximillian n’interrompit pas ses allées et venues. Il avait un livre entre les mains, enluminé de rouge et bleu ; Cendres aurait pu prendre connaissance du texte si elle avait eu assez de temps pour le déchiffrer lettre par lettre ; il s’arrêta près d’une des chandelles et tourna les pages à une vitesse qui, à la fois, impressionna Cendres et la remplit de dédain envers un homme qui n’avait pas meilleur emploi pour son temps que de le perdre en apprenant à lire. Il ne lisait même pas à haute voix. Il lisait rapidement, et en silence.

« Eh bien ? Édouard, comte de March, vit trois soleils au matin de la bataille de Mortimer’s Cross. Pour la Trinité. » Robert Anselm hésita, comme toujours, à mentionner l’actuel roi yorkiste d’Angleterre, puis marmonna, sur un ton agressif : « Chacun sait que le Sud existe dans un crépuscule perpétuel, il n’y a aucune raison de s’émouvoir. Nous avons une guerre à livrer ! »

Angelotti retira ses lunettes. La monture d’os blanc laissa une dépression rosée sur l’arête de son nez. « Je peux abattre les murailles du donjon, ici, en une demi-journée. » Sur le mot journée, sa voix perdit de l’élan.

Cendres se pencha par le cadre brisé de la fenêtre. Dehors, l’essentiel de la ville restait invisible dans le noir. Cendres sentit comme une tension dans l’air, dans ce curieux crépuscule tiède – en train de fraîchir, actuellement, peut-être – qui se voulait un après-midi. Les poutres brimes et le plâtre pâle de la façade de la maison étaient badigeonnés de rouge, reflets des immenses brasiers qui flambaient en bas, sur la place du marché. Des lanternes brillaient à chaque fenêtre occupée.

Cendres ne leva pas les yeux vers la voûte céleste, où ne luisait nul soleil, rien qu’une noirceur profonde et impénétrable.

Elle les leva vers le donjon.

L’éclat des brasiers éclairait seulement le pied des murailles verticales, des ombres clignotant sur les silex et la maçonnerie. Des meurtrières formaient des orbites ténébreuses. Le donjon se dressait dans le noir au-dessus de la ville, sur des pentes de roc, nues et abruptes ; et la route menant à la porte courait le long d’un rempart, duquel les défenseurs avaient déjà précipité et tiré plus d’objets meurtriers qu’elle ne les aurait imaginés en posséder. Un édifice aux flancs lisses comme un bloc de pierre.

C’est là qu’il se trouve. Dans une salle, derrière ces murailles.

Elle imagine la courbe des arches romanes, les parquets de bois jonchés des couchages des hommes d’armes, les chevaliers là-haut, dans la salle haute du troisième étage ; Fernando dans la grand-salle, peut-être, avec ses chiens et ses amis marchands, et ses arquebuses…

À moins de deux cents pas de l’endroit où je me trouve. Il pourrait être en train de me regarder.

Pourquoi ? Pourquoi as-tu agi ainsi ? Où est la vérité, dans cette affaire ?

« Je ne veux pas qu’on démolisse le château à un tel degré que nous serions incapables de le défendre quand nous l’occuperons », déclara-t-elle.

Tous les hommes armés qu’elle apercevait dans les rues près du donjon portaient des jacques à ses couleurs, avec l’insigne en étain du Lion accroché à l’épaule ; la plupart de ceux de la compagnie qui allaient sans armes – les femmes qui vendaient des denrées, les catins, les enfants – avaient adopté un morceau d’étoffe bleue pour le coudre à leurs vêtements. Des citoyens de la ville, elle ne voyait nulle trace, mais elle les entendait chanter la messe dans les églises. L’horloge sonna le quart, de l’autre côté de la place du marché.

Elle ressentait pour la lumière un besoin physique, proche de la soif.

« Je croyais que ça prendrait fin à l’aube, dit-elle. Une aube. N’importe laquelle. C’est encore une possibilité. »

Angelotti brassa ses feuilles de calculs, portant les symboles de Mercure et de Mars ; des estimations balistiques. « C’est un phénomène entièrement nouveau. »

Quelque chose de léonin dans sa façon d’étendre le bras rappela à la mémoire de Cendres la force physique dont il était doté, en plus de sa mâle beauté. Des aiguillettes se déliaient à l’épaule de sa veste blanche matelassée. Tout le tissu qui lui couvrait la poitrine et les bras était criblé de minuscules trous noirs, percés dans le linge par les étincelles ardentes jaillies des canons.

Robert Anselm se pencha par-dessus l’épaule du maître artilleur, étudiant les feuillets de papier couverts de griffonnages, et ils se mirent à discuter à voix basse et rapide. Anselm frappa du poing sur la table, à plusieurs reprises.

Cendres, en regardant Anselm, fiat prise d’une paradoxale impression de fragilité : Angelotti et lui étaient des hommes au physique imposant, dont les voix tonnaient à présent dans la pièce, simplement parce qu’ils avaient coutume de converser à l’air libre. Une partie de Cendres, face à eux, restait toujours cette gamine de quatorze ans, dans son premier plastron convenable (le reste de son harnois était de la quincaillerie, face aux munitions), allant trouver Anselm devant son feu, après Tewkesbury, et lui déclarant, dans les ténèbres striées de flammes : Lève-moi une troupe, je conduis ma propre compagnie, désormais. Lui demandant cela dans le noir, parce qu’elle n’aurait pu supporter un refus à la lumière glacée du jour. Et ensuite, les heures d’insomnie passées à se demander si le sec mouvement d’acquiescement de l’homme n’avait pas été motivé par la boisson ou l’envie de plaisanter, jusqu’à ce qu’il se présente une heure après le lever du soleil, avec cinquante hommes frigorifiés, sentant le moisi, crevant de faim, bien équipés, portant arcs et guisarmes, dont elle demanda immédiatement à Godfrey d’inscrire les noms sur une feuille d’appel. Et donc, elle fit taire les doutes, les protestations blagueuses et les espoirs non formulés, par la nourriture issue des marmites auxquelles elle avait fait s’activer Wat Rodway depuis la minuit. Les liens d’autorité entre commandant et subalternes sont tissés comme les fils d’une toile d’araignée.

« Mais pourquoi la lumière ne revient pas, bordel ? » Cendres se pencha un peu plus par le chambranle fracassé, contemplant les murs du château dominant la ville. Les troupes d’Angelotti avec leurs bombardes et leurs balistes avaient seulement délogé des plaques du revêtement de plâtre de la chemise du donjon, mettant à nu la maçonnerie grise. Cendres toussa en respirant un air chargé de l’odeur du bois brûlé, et réintégra la pièce.

« Les éclaireurs sont de retour », annonça Anselm, laconique. « Cologne est en flammes. Des incendies qui échappent à tout contrôle. On raconte que la peste règne. La cour s’est enfuie. J’ai trente rapports différents sur Frédéric de Habsbourg. La lance d’Euen a rencontré deux types en provenance de Berne. On ne peut plus passer aucun des cols au sud pour franchir les Alpes – soit les armées wisigothes, soit le mauvais temps. »

Godfrey Maximillian cessa temporairement d’arpenter la pièce et leva les yeux des pages de son livre. « Ces hommes qu’Euen a rencontrés faisaient partie d’une procession allant en pèlerinage de Berne à l’abbaye de Saint-Walburga. Regardez leur dos. Ces lacérations ont été causées par des fouets à pointes de fer. Ils croient que la flagellation ramènera le soleil. »

Les ressemblances entre Robert Anselm et Godfrey Maximillian, le chauve et le barbu, ne tenaient sans doute qu’à leurs larges poitrails et à leurs voix de stentor. Que sa récente activité sexuelle après un long célibat soit ou non en cause, Cendres avait conscience d’une différence, d’une certaine virilité, dans un ordre d’idées qui n’était pas le sien, à l’ordinaire ; comme un élément qui tenait au physique plutôt qu’à ses préconceptions.

« Je veux revoir Quesada », annonça-t-elle à Anselm, et elle se retourna vers Godfrey tandis que l’autre homme descendait l’escalier. « S’il ne s’agit pas d’éclipse, alors un genre de miracle noir… ? »

Godfrey s’arrêta près de la table pliante, comme si les gribouillis astrologiques d’Angelotti pouvaient, on ne sait comment, rejoindre ses lectures bibliques. « Aucune étoile n’est tombée, la lune n’est pas devenue comme du sang. Le soleil n’est pas obscurci par la fumée montée de l’abîme. Le tiers du soleil devrait être frappé – ce n’est pas le cas. Il n’y a eu ni Cavaliers, ni Sceaux ouverts. Nous ne sommes pas aux jours de détresse, après lesquels le soleil s’obscurcira[50].

— Non, pas les troubles précédant le Jugement dernier, s’entêta Cendres, mais un châtiment, une sentence, ou un miracle maléfique ?

— Une sentence pour quoi ? Les princes de la Chrétienté sont des pécheurs, mais pas plus que la génération qui les a précédés. Le peuple est vénal, faible, facilement influençable et souvent repentant : il n’y a aucun changement par rapport à ce qui a toujours existé. Les nations sont dans l’angoisse[51], mais nous n’avons jamais vécu à l’Âge d’or ! » Ses doigts épais s’égarèrent sur des capitales enrubannées, sur des saints peints dans de petits temples enluminés. « Je ne sais pas.

— Alors, prie pour obtenir une réponse, bordel !

— Oui. » Il referma le livre sur son index. Il avait les yeux ambrés, remplis de la lumière de la pièce, qu’éclairaient les lanternes et les feux. « À quoi puis-je te servir, sans l’aide de Dieu ? Je me contente d’essayer de trouver une interprétation à partir des Évangiles, et je crois que je me trompe plus souvent que je n’ai raison.

— On t’a ordonné prêtre, ça me suffit amplement. Tu le sais bien. » Cendres parlait sans ménagement, sachant exactement pourquoi il était parti après l’instruction. « Prie pour attirer sur nous la grâce.

— Oui. »

Un « qui va là ? » retentit, et des pas résonnèrent dans l’escalier, en bas.

Cendres contourna la table et s’assit derrière, sur le tabouret. Cela la plaçait avec l’étendard au Lion azur, appuyé par la hampe contre le mur, dans son dos. Salade et gantelets reposaient sur la table, avec son baudrier, son fourreau et son épée. Son prêtre en prières dans le coin à son Autel Vert. Son maître artilleur en train de calculer les dépenses de poudre. Plus que suffisant pour faire de l’effet, estima-t-elle, et elle ne leva pas la tête avant une bonne trentaine de battements de cœur après avoir entendu Florian del Guiz et Daniel de Quesada pénétrer dans la pièce.

Quesada prit la parole en premier, d’une voix parfaitement rationnelle : « J’interpréterai ce siège comme une attaque contre les armées du roi-calife. »

Cendres lui laissa écouter les réverbérations de sa propre voix dans le silence. Les murs de bois et de plâtre étouffaient les cris et les tirs sporadiques de petites pièces d’artillerie. Finalement, elle le regarda.

« Dites aux représentants du calife que Fernando del Guiz est mon époux, suggéra-t-elle d’une voix douce, et qu’il se trouve à présent placé sous un décret de mort civile, que j’agis de ma propre initiative pour récupérer ce qui est désormais ma propriété, puisqu’il en a été dépouillé par l’empereur Frédéric. »

Le visage de Daniel de Quesada était couvert de croûtes en train de guérir, à l’endroit où on lui avait arraché les poils de barbe. Il avait le regard terne. Ses paroles sortirent avec effort.

« Et ainsi, vous assiégez le château de votre époux, avec lui à l’intérieur, alors qu’il a désormais juré allégeance fidèle au roi-calife Théodoric, mais il ne s’agit pas d’un acte d’agression à notre encontre ?

— Pourquoi le serait-ce ? Ces terres m’appartiennent. » Cendres se pencha en avant, mains jointes. « Je suis une mercenaire. Le monde est devenu fou. Je veux installer ma compagnie à l’intérieur de murailles de pierre. Ensuite, je me poserai la question de savoir qui va louer mes services. »

Quesada manifestait encore une nervosité fébrile, en dépit des opiacés de Florian et de la main qu’elle posait sur son bras pour le calmer. Le justaucorps, le haut-de-chausses et le chaperon à cornette qu’on lui avait donnés l’accoutraient bizarrement ; on voyait bien qu’il n’avait pas l’habitude de se mouvoir dans de tels vêtements.

« Nous ne pouvons pas perdre, déclara-t-il.

— Je me retrouve habituellement du côté des vainqueurs. » Une déclaration suffisamment ambiguë pour que Cendres en reste là. « Je vais vous fournir une escorte, Messire ambassadeur. Je vous renvoie auprès des vôtres.

— Je croyais que j’étais prisonnier !

— Je ne suis pas Frédéric. Je ne suis pas sujette de Frédéric. » Cendres hocha la tête, pour le renvoyer. « Attendez là-bas une minute. Florian, je veux te parler. »

Le regard de Daniel de Quesada fit le tour de la pièce, puis l’homme traversa le plancher inégal comme s’il foulait le pont fuyant d’un navire, hésitant à la porte, avant d’aller finalement se placer dans le coin le plus éloigné des fenêtres.

Cendres se leva, versa du vin dans une coupe de bois et la proposa à Florian. Elle parla rapidement en anglais – c’était la langue d’une petite île inconnue et barbare, et il y avait de bonnes chances pour que le diplomate wisigoth ne la comprenne pas. « À quel point est-il fou ? Qu’est-ce que je peux lui demander, à propos de ces ténèbres ?

— Fou à lier. Je n’en sais rien, moi ! » La chirurgienne souleva une hanche sur la table à tréteaux et s’assit, en balançant sa longue jambe. « Ils ont peut-être l’habitude de voir leurs ambassadeurs revenir frappés par Dieu, s’ils les envoient avec des messages sur les signes et les présages. Il est probablement cohérent. Je ne peux pas garantir qu’il le restera si tu commences à lui poser des questions.

— Tant pis pour lui. On a besoin de savoir. » Elle fit signe au Wisigoth. Il s’approcha à nouveau. « Messire ambassadeur, autre chose. Je veux savoir quand la lumière va revenir.

— La lumière ?

— Quand le soleil va se lever. Quand il cessera de faire noir !

— Le soleil… » Daniel de Quesada frissonna, sans tourner la tête vers la fenêtre. « Y a-t-il du brouillard au-dehors ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Le monde est noir comme votre chapeau, à l’extérieur ! » Cendres poussa un soupir. De toute évidence, pas la peine de compter sur une réponse sensée de sa part. « Non, Messire ambassadeur. C’est le noir. Pas le brouillard. »

Il s’enveloppa de ses bras. Quelque chose dans la forme de sa bouche donna le frisson à Cendres : les adultes sains d’esprit n’ont pas cette mine.

« Nous avons été séparés. Presque au sommet – il y avait du brouillard. J’ai grimpé. » Le gothique carthaginois saccadé de Quesada était à peine intelligible. « Plus haut, encore et encore. Une route en lacet, dans la neige. La glace. Grimper, toujours, jusqu’à ce que je ne sois plus capable que de me traîner. Ensuite, un grand vent s’est levé ; le ciel était mauve au-dessus de moi. Mauve, et toutes les cimes blanches, tellement hautes au-dessus – des montagnes. Je m’accroche. Il n’y a plus que de l’air. Les rochers me font saigner les doigts… »

Cendres, avec ses propres souvenirs d’un ciel d’un bleu si profond qu’il en devient brûlant, et d’un air si ténu qu’il en fait mal aux poumons, déclara à Florian : « Il parle du col du Gothard, à présent. L’endroit où les moines l’ont retrouvé. »

Florian posa une main ferme sur le bras de l’homme : « Retournons à l’infirmerie, ambassadeur. »

À demi lucide, Daniel de Quesada croisa le regard de Cendres.

« Le brouillard… est parti. » Il écarta les mains, comme un homme qui ouvre un rideau.

« Le temps était clair, il y a un mois, quand nous avons traversé le col avec Fernando, lui dit Cendres. De la neige sur les rochers de chaque côté, mais la route était dégagée. Je sais à quel endroit ils ont dû vous retrouver, ambassadeur. Je m’y suis tenue. On peut, de là, voir en bas jusqu’à l’Italie. Tout droit, sept mille pieds plus bas. »

Les charrois grincent, les chevaux s’évertuent, en pleine ascension ; le souffle des gens d’armes trace un ruban dans l’air ; et elle se tient là, le froid la frappant à travers la semelle de ses bottes, et elle contemple d’en haut la face d’une falaise mouchetée de vert et de blanc, une pente qui descend en entonnoir vers les contreforts. Mais qualifier de falaise le versant sud de cette selle qui franchit les Alpes semble piètre ; les montagnes s’élèvent en un demi-cercle de plusieurs lieues de diamètre.

Et il y a presque une demi lieue d’à-pic.

Du roc nu, des lichens et de la glace, et une magnitude d’espace vide si grande et si profonde que l’esprit souffre en la contemplant.

Elle acheva doucement : « Si l’on tombait, on ne toucherait plus terre avant d’atteindre le fond.

— Tout droit vers le bas ! » reprit Daniel de Quesada en écho. Ses yeux étincelèrent. « J’ai découvert que je regardais… La route au-dessous de moi, qui sinuait, virage après virage, après virage. Il y a un lac au fond. Il n’est pas plus gros que l’ongle de mon doigt. »

Cendres se remémora la tension interminable de sa peur au fil de la descente, et comment le lac, quand ils y parvinrent, était de belle taille et logé entre les contreforts ; ils n’avaient toujours pas quitté les montagnes.

« Le brouillard s’est levé et je regardais vers le bas. »

Toute la pièce fit silence. Au bout d’une minute, il apparut à Cendres qu’on ne tirerait de lui rien de plus. Quesada contemplait les ombres mouvantes sans les voir.

Tandis que Florian confiait le Wisigoth à l’un de ses assistants, Angelotti expliqua : « J’ai entendu dire que des hommes se bandaient les yeux avant de franchir les cols des Alpes, par crainte de devenir fou[52]. Je ne pensais pas en rencontrer un, madone.

— Je crois que tu viens de le faire. » Cendres attacha un regard sombre sur Quesada. « Ma foi, le récupérer pendant les émeutes dans l’espoir qu’il nous serait utile n’a pas été une de mes meilleures idées. J’avais espéré qu’il négocierait avec Del Guiz à notre arrivée ici.

— Il est parti avec les fées, constata Florian. Si tu veux mon avis médical. Pas vraiment les qualifications idéales pour un émissaire. »

Cendres émit un grognement. « Qu’il soit cinglé, je m’en fous. Je veux des réponses. Ces ténèbres ne me plaisent pas !

— Elles plaisent à quelqu’un ? » demanda Florian de façon rhétorique. Elle eut un rire morne. « Tu veux savoir combien de tes hommes se sont retrouvés brutalement frappés d’une attaque de trouille au ventre ?

— Non. Pourquoi crois-tu que je veuille les tenir occupés à un siège ? Ils ont l’habitude de creuser pour poser des mines et de tirer le canon : ça les rassure… Voilà pourquoi les gens d’armes écrèment cette ville rue par rue, pour réquisitionner des vivres – s’ils doivent piller les lieux, autant que ça se passe de façon organisée. »

Cet appel du pied à son cynisme fit sourire Florian, comme Cendres l’avait prévu. Il y avait si peu de différence entre Florian et « Florian », pas même la galanterie avec laquelle la grande femme offrait à présent de verser du vin à Cendres.

« Ça ne diffère en rien des attaques de nuit », ajouta Cendres en refusant le vin, « qui, Dieu sait, ne sont pas du gâteau, mais restent dans le domaine du possible. Je veux voir ce château livré par trahison, plutôt qu’endommagé parce que nous aurons dû le prendre d’assaut. À ce propos… » L’impatience que suscitait l’échec de son interrogatoire de Quesada la poussait à l’action. « … Viens voir ça avec moi. Angelotti ! »

Elles quittèrent la pièce, en compagnie de l’artilleur : Cendres jetant un regard en arrière pour voir Godfrey Maximillian, ses larges épaules courbées, toujours en prières. Dehors – avançant dans une muraille de ténèbres, d’un noir de poix dans les rues –, ils restèrent immobiles en silence quelques minutes, en attendant que leurs yeux s’accoutument à la nuit, avant d’avancer d’un pas incertain vers la lueur des brasiers.

L’atelier de forgeron du bourg avait été réquisitionné par les armuriers de la compagnie, un groupe d’hommes aux mains perpétuellement noires, avec des cheveux ébouriffés, tête nue, en pourpoints[53] et tabliers de cuir, sans chemise, transpirant à cause de la forge, rendus à moitié sourds par le battement incessant des marteaux. Ils laissèrent avec courtoisie passer Cendres, son chirurgien, son escorte d’une demi-douzaine d’hommes et ses chiens. Aucun commandant n’était jamais autre chose pour eux qu’un moyen de parvenir à leurs fins, elle le savait. Ce tout nouveau projet était inhabituel, bienvenu pour cette raison même, bienvenu parce qu’inhabituel.

« Une paire de tenailles de quatre mètres ? supputa Florian en scrutant d’énormes poignées d’acier.

— C’est une question de réussir les lames ? » L’armurier principal de la compagnie, Dickon Stour, avait coutume d’achever ses phrases sur une note interrogative, même quand il ne parlait pas son anglais maternel. « Pour résister à la pression et couper le fer ?

— Et ici, des échelles d’escalade » expliqua Cendres. Elle indiqua de solides perches de bois terminées par des crochets, auxquels s’attachait un embarras d’espars. Accrochez-la à une muraille, tirez sur les cordages et une échelle se déploierait de l’assemblage. « Je vais envoyer en secret des gens, en armure camouflée sous de la laine noire, pour sectionner de l’intérieur les grosses barres de la poterne. De nuit, j’aurais dit, mais avec ces ténèbres… » Un haussement d’épaules et un sourire. « Des chevaliers furtifs…

— Tu es folle. Et eux aussi, ils sont fous ! Je veux te parler ! » Le vacarme des enclumes fit grimacer Florian et, sans un mot, elle indiqua la rue. Cendres serra des mains, claqua des épaules, s’en fut avec son escorte. Angelotti resta sur place, pour discuter métallurgie.

Cendres rattrapa quelques mètres plus loin la chirurgienne, en train de considérer, depuis la rue pavée qui gravissait la colline, les mâchicoulis ombreux et la charpente du château qui couronnait l’éminence.

Florian marchait vite, avec quelques pas d’avance sur les gens d’armes et les chiens. « Tu vas réellement tenter ça ?

— Nous l’avons déjà fait. Il y a deux ans, à… Où est-ce que c’était ? » Cendres réfléchit. « Quelque part dans le sud de la France ?

— C’est tout de même mon frère, là-dedans. » Dans le crépuscule, la voix de la femme avait des accents masculins, une descente de registre, grave et voilée, qui ne se relâchait jamais, que l’escorte du commandant puisse l’entendre ou pas. « Je te l’accorde, je ne l’ai plus vu depuis qu’il avait dix ans. Je te l’accorde encore, c’était un sale morveux. Et maintenant, c’est un sale merdeux. Mais le sang reste le sang. Il est de ma famille !

— La famille. Ben, tiens. Raconte-moi combien la famille compte pour moi. »

Florian commença à dire : « Quoi ?

— Quoi ? Est-ce que je vais donner l’ordre qu’on le fasse prisonnier sans le tuer ? Est-ce que je vais le laisser s’enfuir, filer pour qu’il lève une bande quelque part ailleurs et qu’il revienne me combattre ? Est-ce que je vais le faire exécuter ? Quoi ?

— Tout ça.

— Ça paraît irréel. » Irréel, alors que j’ai eu son corps à l’intérieur du mien, d’imaginer qu’il pourrait mourir avec un carreau à travers la gorge, un vouge lui ouvrant le ventre, que quelqu’un muni d’une miséricorde et de mon ordre exprès pourrait faire qu’il ne soit pas.

« Bon Dieu ! Tu ne peux pas continuer à ignorer les choses, ma fille ! Tu as baisé avec lui. Tu l’as épousé. Il est de même chair que toi, au regard de Dieu.

— Tu dis vraiment des âneries ! Tu ne crois pas en Dieu. » Cendres put, dans les rues éclairées par les torches, distinguer la tension subite qui se gravait sur le visage de la femme. « Florian, il y a peu de chances pour que j’aille te dénoncer à l’évêque du coin, non ? Les soldats sont soit des croyants absolus ou de parfaits mécréants, et j’ai les deux catégories représentées dans la compagnie. »

La grande femme continua d’avancer sur les pavés à côté d’elle, plaçant toute sa démarche dans les épaules : dégingandée et masculine. Elle eut un geste d’irritation qui aurait pu être un haussement d’épaules ou un sursaut quand le canon de siège d’Angelotti cracha flammes et fumée, à deux rues de là.

« Tu es mariée !

— Il sera bien assez temps pour décider quoi faire de Fernando quand je les aurai extirpés de ce château, lui et sa garnison ! » Cendres secoua la tête comme si elle pouvait l’éclaircir, ainsi, libérer son crâne de ses ténèbres oppressantes et hors nature.

Elle appela à elle le commandant de l’escorte en regagnant l’hôtel de ville réquisitionné, ordonnant qu’on apporte un brasero et de la nourriture aux hommes qu’il postait dans la rue ; puis elle gravit bruyamment l’escalier, Florian à sa hauteur, pour déboucher au milieu de ce qui semblait être une entière compagnie de gens entassés entre d’étroits murs blancs, promenant les panaches de leurs casques contre le plafond noirci de suie, en discutant bruyamment.

« On se tait ! »

Cela lui obtint le silence.

Elle jeta un coup d’œil circulaire.

Joscelyn Van Mander, son visage intense aux pommettes rouges encadré par l’éclat de sa salade d’acier ; deux de ses hommes ; puis, Robert Anselm ; Godfrey se levant de sa position agenouillée et de sa prière interrompue ; Daniel de Quesada dans sa tenue européenne qui lui allait si mal – et un nouveau venu en tunique blanche, pantalon et haubert de maille rivetée, sans armes.

Un Wisigoth, portant, fixés sur ses épaules drapées de maille, les insignes en cuir de son rang. Un ka’id, puisa-t-elle au tréfonds des souvenirs de ses campagnes en Ibérie : un officier placé à la tête de plus de mille hommes. Grosso modo, l’équivalent de son propre grade.

« Eh bien ? » lança-t-elle en reprenant sa place derrière la table, et en s’asseyant. Rickard apparut et lui versa un vin abondamment coupé d’eau. Elle adopta sans y penser le dialecte qu’elle avait appris en côtoyant les soldats tunisiens : un réflexe aussi automatique pour elle que d’appeler hackbutter un arquebusier sur les terres du roi d’Angleterre, ou une hache der Axst ici, et l’azza avec Angelotti. « Qu’est-ce qui vous amène, ka’idhi ?

— Capitaine. » Le soldat wisigoth porta les doigts à son front. « J’ai rencontré en route mon compatriote Quesada et votre escorte. Il a décidé de revenir ici avec moi, pour vous parler. Je vous apporte des nouvelles. »

Le soldat wisigoth était de petite stature, à peine plus grand que Rickard ; il avait la peau claire, avec des yeux d’un bleu très pâle, et il semblait indéniablement familier. « Votre nom de famille serait-il Lebrija ? » s’enquit Cendres.

Il parut surpris. « Oui.

— Poursuivez. Quelles nouvelles ?

— D’autres messagers vont arriver, appartenant à votre camp… »

Cendres jeta un bref coup d’œil vers Anselm, qui hocha la tête, pour confirmer : « Oui, je les ai rencontrés. Je me rendais ici quand Joscelyn est entré.

— À vous donc l’honneur de me dire », lança courtoisement Cendres au ka’id wisigoth, irritée d’avoir à entendre des nouvelles sans préparation, irritée de ne pas avoir disposé des quelques minutes de délai dont elle aurait bénéficié si c’était Robert qui les lui avait apprises. Comme Joscelyn Van Mander semblait dévoré d’inquiétude, elle employa de nouveau l’allemand : « Que se passe-t-il ?

— Frédéric de Habsbourg a demandé la paix. »

Il y eut un petit silence, qui, pour l’essentiel, ne fut pas troublé par le « Oh, putain ! » marmonné par Florian, ni l’interrogation de Joscelyn Van Mander : « Capitaine, que veut-il dire ?

— Ce qu’il veut dire, je pense, c’est que les territoires du Saint Empire romain germanique ont capitulé. » Cendres joignit les mains devant elle. « Maître Anselm, est-ce ce que rapportent nos messagers ?

— Frédéric s’est rendu. Du Rhin jusqu’à la mer, tout est ouvert devant les armées wisigothes. » D’un ton tout aussi égal, Robert Anselm ajouta : « Et Venise a été passée par le feu au-dessus du niveau de la mer. Églises, maisons, hangars, vaisseaux, ponts sur les canaux, la basilique Saint-Marc, le palais du Doge, tout. Un million, des millions de ducats partis en fumée. »

Le silence devint plus intense : les mercenaires abasourdis par ce gaspillage de richesses, les deux Wisigoths empreints d’une assurance tacite, par association avec une puissance capable d’une telle destruction.

Frédéric de Habsbourg aura reçu les nouvelles de Venise, supputa Cendres, choquée, entendant dans sa tête la voix sèche et cupide de l’Empereur ; il a décidé de ne pas mettre les principautés germaniques en péril ! Et ensuite, ramenant ses regards, pour se focaliser aussitôt sur le soldat wisigoth, frère ou cousin du défunt Asturio Lebrija, elle comprit : L’Empire a capitulé et nous nous retrouvons coincés du mauvais côté. Le cauchemar de tous les mercenaires.

« Je présume, dit-elle, que des renforts de l’armée wisigothe se dirigent actuellement par ici, pour Fernando ? »

Sa vision de leur situation bascule de cent quatre-vingts degrés. Il n’est plus question de se sentir en sécurité derrière les murs d’une ville, d’être bientôt à l’abri derrière les remparts du château. À présent, la compagnie est prise entre l’arrivée des soldats wisigoths dans la campagne qui cerne la ville, et les chevaliers et artilleurs de Fernando del Guiz, là-haut, dans le château proprement dit.

Daniel de Quesada parla d’une voix éraillée.

« Bien entendu. Nous nous devons de secourir nos alliés.

— Bien entendu », reprit le cousin de Lebrija en écho.

Quesada n’avait pas encore pu apprendre au ka’idhi mort de Lebrija, n’en savait peut-être rien, se dit Cendres ; et elle décida de garder le silence. Parler pouvait aisément lui créer des problèmes.

« Ça m’intéressera de m’entretenir avec votre capitaine à son arrivée », annonça Cendres. Elle observa ses propres officiers du coin de l’œil, les voyant puiser de la force dans la confiance qu’elle affichait.

« Notre commandant sera ici demain, estima le soldat wisigoth. Nous sommes vraiment impatients de discuter avec vous. La célèbre Cendres. C’est pour cette raison que notre commandant vient par ici. »

Soleil éteint ou pas, songea Cendres, je ne vais pas avoir le temps que je souhaiterais pour envisager mes décisions. Que ça me plaise ou non, ça se passe maintenant. Puis, Soleil éteint ou pas, Derniers Jours ou pas, ça n’a rien à voir avec moi : si je suis solidaire de ma compagnie, nous sommes assez forts pour survivre à tout ceci. Les considérations métaphysiques de l’affaire ne sont pas mon problème.

« Bien, dit-elle. Je ferais mieux de rencontrer votre commandant en chef pour ouvrir les négociations. »

Rickard présenta Bertrand, qui aurait pu passer pour le demi-frère de Philibert, fort occupé, à treize ans, à emplir un corps bien trop grand pour lui, réussissant en même temps à être gras et dégingandé. Ils revêtirent Cendres de son armure et amenèrent Godluc dans sa plus belle houssure ; les gamins avaient les yeux brouillés par le manque de sommeil, en ce qui aurait été l’aube, si cette troisième journée à Guizbourg en avait connu une.

« Pour autant que je puisse dire, leur commandant porte en guise de nom propre l’expression de son rang, annonça Godfrey Maximillian. Faris[54]. Elle est capitaine général, général de toutes leurs forces, quelque chose dans ce genre.

— « Elle » ? Une femme commandant ? » Cendres se souvint alors d’Asturio Lebrija, qui avait dit : J’ai déjà rencontré des guerrières, et de son sens de l’humour, dont son cousin Sancho (Godfrey avait rapporté le prénom et le fait) était totalement dépourvu. « Et elle est ici en ce moment ? La patronne de toute cette foutue force d’invasion ?

— Juste sur la route qui vient d’Innsbruck.

— Et merde… »

Godfrey se rendit à la porte, pour appeler un homme dans la salle principale du bâtiment réquisitionné. « Carracci, la patronne veut entendre ça par elle-même. »

Un homme d’armes aux cheveux d’un blond platine étonnant et aux joues rubicondes, qui s’était dépouillé de tout son équipage médiocre de fantassin, ne gardant que le strict minimum pour voyager vite, entra et s’inclina. « Je suis parvenu jusqu’à leur tente de commandement ! C’est une femme, patronne. Une femme qui conduit leur armée ; et vous savez comment ils l’ont rendue aussi bonne ? Elle a une de leurs têtes mécaniques de bronze, qui réfléchit pour elle pendant les batailles – on raconte qu’elle entend sa voix ! Elle l’entend parler !

— Si c’est une Tête de bronze[55], bien sûr, qu’elle l’entend parler !

— Non, patronne. Elle ne l’a pas avec elle. Elle l’entend dans sa tête, comme Dieu parle au prêtre. »

Cendres regarda fixement le guisarmier.

« Elle l’entend comme la voix d’un saint : la tête lui indique comment combattre. Et c’est pour ça qu’on a été vaincu par une femme. » Carracci s’arrêta subitement de parler, leva une épaule et finit par esquisser un sourire d’expectative. « Houlà. Euh, patronne ? Désolé ! »

Elle l’entend comme la voix d’un saint.

Une pulsation glacée traversa Cendres au creux de l’estomac. Elle eut conscience de cligner des yeux, d’avoir le regard fixe, de ne rien dire ; glacée par un choc encore non identifiable. Elle s’humecta les lèvres.

« T’as foutrement raison d’être désolé… »

C’était une réponse machinale. Ce guisarmier, Carracci, n’avait sûrement pas entendu dire que Cendres entend des voix de saints ! dans les rumeurs de la compagnie : la plupart des hommes – en particulier ceux qui l’accompagnaient depuis des années – l’auraient su.

Est-ce qu’elle entend un saint, cette Faris ? Vraiment ? Ou estime-t-elle seulement que c’est une rumeur utile ? Être brûlée pour sorcellerie n’est pas une façon de mourir…

« Merci, Carracci, ajouta-t-elle d’une voix distraite. Va rejoindre l’escorte. Dis-leur que nous partons dans cinq minutes. »

Tandis que Carracci s’en allait, elle se retourna vers Godfrey. Il est difficile de se sentir vulnérable quand on est lacé et sanglé dans de l’acier. Elle chassa de son esprit les paroles du guisarmier. Sa confiance lui revint en traversant d’un pas décidé la petite pièce, la table à présent débarrassée de l’armure qui attendait, en direction de la fenêtre, où elle se plaça pour contempler les feux de Guizbourg.

« Je crois que tu as raison, Godfrey. Ils vont nous proposer un contrat.

— J’ai discuté avec des voyageurs venus de nombreux monastères situés de ce côté-ci des montagnes. Comme je l’ai dit, je n’arrive pas à obtenir une estimation précise de leurs effectifs, mais il y a au moins une autre armée wisigothe qui combat en Ibérie. »

Cendres continuait à lui tourner le dos. « Des voix. Ils racontent qu’elle entend des voix. Ça, c’est étrange.

— Comme rumeur, cela a des avantages.

— Comme si je ne le savais pas !

— Les saints sont une chose. Revendiquer une voix miraculeuse issue d’un engin, c’en est une autre. On pourrait la considérer comme un démon. Il se pourrait qu’elle en soit un, d’ailleurs.

— Oui.

— Cendres…

— Ce n’est pas le moment de s’inquiéter de ça, c’est compris ? » Elle se retourna pour foudroyer Godfrey du regard. « C’est compris ? »

Il l’observa, avec de calmes yeux bruns. Il ne hocha pas la tête.

« Nous devons nous décider rapidement, enchaîna Cendres, si les Wisigoths nous font effectivement une offre. Fernando et ses hommes n’attendent que de nous voir coincés entre le marteau et l’enclume. Ensuite, il lèvera le pont-levis du château, fera une sortie et nous prendra bien à revers. Et youpi », dit-elle sur un ton lugubre ; puis elle adressa un sourire au prêtre, par-dessus son armure d’épaule. « Tu ne crois pas qu’il va en faire une maladie, s’il nous retrouve engagés dans le même camp que lui ? Nous sommes des mercenaires, mais lui, il est un traître condamné – j’estime toujours que le château m’appartient.

— Ne vend pas ton château avant de l’avoir pris !

— Tu penses que ce proverbe devrait passer à la postérité ? » Elle redevint sérieuse. « C’est vrai, nous sommes bel et bien placés entre le marteau et l’enclume. Espérons qu’ils ont davantage besoin de nous avoir à leurs côtés que de se débarrasser de nous. Sinon, j’aurais dû décider de faire mouvement pour quitter les lieux, plutôt que de rester en place. Et la situation va se régler de façon très rapide et très sanglante par ici. »

La large patte du prêtre se posa sur la spallière gauche de Cendres. « La situation est déjà sanglante à l’endroit où les Wisigoths se battent contre les Guildes, du côté du lac de Lucerne. Leur commandant paiera probablement pour s’attacher toutes les forces de combat qu’ils pourront trouver, en particulier si elles connaissent bien les lieux.

— Pour nous placer ensuite en première ligne afin que nous mourions à la place de leurs propres hommes. Je sais comment ça marche. » Elle se déplaça avec précaution, en se retournant : l’armure peut être considérée comme une arme en elle-même, quand on ne porte qu’une robe brune en lainage plissé et des sandales. Godfrey laissa les plaques de métal aigu glisser sous sa main. Cendres croisa le regard brun du prêtre.

« C’est incroyable, les choses auxquelles on peut s’habituer.

Une semaine, dix jours… La question que personne ne veut poser, évidemment, c’est… Et après le soleil, quoi ? Que peut-il encore arriver ? » Cendres s’agenouilla avec raideur. « Bénis-moi avant que je sorte à cheval. J’aimerais être dans tonnes grâces, en ce moment. »

La voix grave et familière du prêtre entonna une bénédiction.

« Chevauche à mes côtés », lui enjoignit-elle, un battement de cœur après qu’il eut terminé, et elle se dirigea vers l’escalier. Godfrey la suivit au rez-de-chaussée, puis dehors, dans la ville.

Cendres monta en selle et traversa les rues, accompagnée de ses officiers et de son escorte, des hommes d’armes et des dogues. Elle tira sur les rênes de Godluc au passage d’une procession qui engorgeait l’étroite voie, hommes et femmes poussant des plaintes, leurs justaucorps et leurs bliauts de laine déchirés de façon délibérée, les visages striés de cendre. Des marchands et des artisans. Des gamins vêtus de blanc, pieds nus en sang, portaient une Vierge entre des cierges de cire verte. Les prêtres de la ville les flagellaient avec des fouets à crocs d’acier. Cendres retira son casque et attendit que la foule en lamentations et en prières soit passée en cahotant.

Quand le vacarme fut retombé à un niveau où l’on pouvait s’entendre de nouveau, Cendres se recoiffa de sa salade et lança : « Continuons ! »

Elle chevaucha avec cinquante hommes, croisant des brasiers qui flambaient désormais vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et passa les portes de Guizbourg. Ils rencontrèrent certains de leurs hommes qui rentraient d’expédition dans la forêt encore intacte, en traînant des chargements de pin pour en faire des torches. Ce qu’elle avait pris pour des aiguilles de pin argenté s’avéra, comme elle le vit en passant plus près, des aiguilles couvertes de givre. Du givre. En juillet.

La roue du moulin était silencieuse au-dessus d’eux quand ils franchirent le gué dans des gerbes d’eau ; et dans les ténèbres, elle distingua seulement des vaches qui divaguaient, sans savoir quand rentrer se faire traire. Un curieux demi-chant émanait des bosquets, des oiseaux hésitant entre dormir et revendiquer leur territoire. Une ambiance étouffante lui démangeait l’échine sous la doublure de soie crantée de son gambison et la faisait transpirer ; tout cela avant de découvrir un millier de torches dans l’étroite vallée et les étendards wisigoths à l’aigle d’argent, et d’entendre des tambours.

Joscelyn Van Mander quêta de l’assurance, les yeux fixés sur les lanciers et les archers au bas de la déclivité. « Je n’ai jamais combattu les Wisigoths, ils sont comment ? »

Cendres coucha sa lance dressée contre son armure d’épaule. Son pavillon à queue de renard pendait dans l’air immobile. Godluc piétina, la queue tressée d’un chapelet de feuilles de chêne et de grelots. « Angelotti ? »

Antonio Angelotti se porta à sa hauteur, vêtu de son armure, une médaille de sainte Barbe nouée autour du poignet de son gantelet. « Quand j’étais auprès du seigneur amir Childéric, nous avons maté une rébellion locale. J’étais capitaine des hackbutters[56] anglais. Les Wisigoths attaquent en commandos. Karr wafarr : des assauts et des retraites répétés. On frappe et on se replie, on te coupe les lignes de ravitaillement, on t’interdit l’accès aux gués, des sièges sans conviction qui durent un à trois ans, et ensuite on prend la ville d’assaut. Je ne les ai jamais vus se porter à la rencontre de l’armée ennemie pour une bataille rangée. Ils ont changé de tactique.

— Visiblement. » De Van Mander, se dégageaient de forts relents de bière non coupée.

Cendres regarda en arrière, se tordant sur sa haute selle de guerre droite. À part les habituels officiers de commandement, elle avait amené Euen Huw et sa lance ; Jan-Jacob Clovet et trente archers ; dix hommes choisis dans la bande de Van Mander ; et son intendant, Henri Brant – le torse enveloppé de bandages – pour superviser la rencontre pour les non-combattants. Une majorité de ses cavaliers portaient des torches.

« Tu aurais dû laisser mes bombardes ouvrir le donjon de Guizbourg. Il serait beaucoup plus difficile de nous déloger de là, madone, fit observer Angelotti.

— Essaie de t’enfoncer dans le crâne que ce n’est pas une pile de gravats, mais notre pile de gravats. J’aimerais la conserver en un seul bloc ! »

Assurée des effectifs et de la disposition de cette partie au moins des forces wisigothes, les éclaireurs de la compagnie étant fiables, Cendres poursuivit son chemin vers le bas de la pente entre des champs proprement délimités et des enclaves d’animaux ceinturées de clayons. L’étendard de la compagnie et sa bannière personnelle progressaient au sein de sa troupe, sombres contre le ciel d’une obscurité artificielle, entre les torches qui tressautaient et flambaient.

Ils parvinrent au sommet d’un léger replat. Cendres incita Godluc à continuer d’avancer, alors qu’il aurait dû réagir au changement d’assiette de sa cavalière, quand elle découvrit ce qui s’étendait à quelque distance de là. C’était une chose que d’être informée de source sûre qu’une division d’armée, huit ou neuf mille hommes plus le train de combat, avait dressé le camp sur la route d’Innsbruck. C’en était une autre de contempler les cent mille torches, l’éclat des brasiers, d’entendre le hennissement et le piétinement de sabots des colonnes de chevaux, et les clameurs des gardes ; d’apercevoir, dans le jour sans lumière, l’immense roue de tentes, zébrée de cordages, peuplée d’hommes en armes et ceinturée de charrois, que constituait cette armée dans la réalité.

Cendres tira sur ses rênes au point désigné pour le rendez-vous, une borne de carrefour, et remonta d’un coup de pouce sa visière de salade. Toute son escorte portait le harnois complet, sur ses ordres ; les chevaux en barde et caparaçon intégraux ; des écharpes de soie colorée nouées autour des casques, des cimiers sur les salades et des armets écumant de plumes d’autruche blanches. Les arbalétriers à cheval avaient sorti leur arme de leur étui, des carreaux à portée de main.

« Là », dit-elle en faisant des efforts pour percer les ténèbres du regard.

Un cavalier portant un pavillon blanc au bout de sa lance se détacha du campement wisigoth. Au bout d’un moment, Cendres réussit à discerner une armure à l’européenne, les courbes douces d’une cuirasse milanaise, et une tignasse de cheveux noirs sortant en boucles par l’encolure de son armet.

« C’est Agnès !

— Quel veinard, cet enfoiré ! grommela Robert Anselm. On peut faire confiance à l’Agneau pour se faire engager.

— En plein milieu d’une bataille, bordel ! Il a dû signer un contrat alors qu’ils livraient encore cette escarmouche. » Pour autant que son armure le lui permette, Cendres secoua la tête avec contrariété. « Ils ne sont pas admirables, les mercenaires italiens ? »

Ils se rencontrèrent dans l’odeur âcre des torches de pin qui fumaient. L’Agneau débloqua soigneusement la visière de son armet, exposant son visage hâlé. « Alors ? On envisage de se tirer vite fait ?

— À moins que toute l’armée wisigothe en bas ne se lance à nos trousses, nous arriverions à passer les portes de la ville. » Cendres engagea sa lance dans son fourreau de selle pour se libérer les mains. Elle parlait surtout pour ses officiers. « Et à moins que ta patronne ne tienne vraiment à rester plantée devant un minuscule château bavarois pendant les douze prochaines semaines, ça m’étonnerait qu’elle ait très envie de nous déloger de Guizbourg.

— Ça se peut. » Ambiguïté.

« Va annoncer à ton général que nous ne tenons pas particulièrement à pénétrer dans son campement ; ça se comprend. Mais si elle veut bien venir à cheval jusqu’ici, nous négocierons.

— Voilà le mot que je voulais entendre. » L’Agneau fit tourner son hongre rouan, fin et osseux, leva sa lance et abaissa jusqu’en terre le pavillon blanc. Un nouveau groupe de cavaliers émergea des fortifications de charrois, fort d’une quarantaine de personnes, peut-être. Trop éloignées dans le noir pour qu’on discerne les détails, elles auraient pu être n’importe quel groupe d’hommes en armes.

« Alors, combien as-tu touché de prime pour chevaucher jusqu’ici tout seul ?

— Suffisamment : Mais on raconte que vous traitez bien les otages. » Une moue aguicheuse des lèvres ; les convictions religieuses de l’Agnus Dei n’allant pas (selon la rumeur répandue) jusqu’au célibat, Cendres lui rendit son sourire, en songeant à Daniel de Quesada et à Sancho Lebrija, qui profitaient à Guizbourg d’une hospitalité forcée, en attendant qu’elle revienne, saine et sauve.

« Il n’y a plus aucune résistance parmi les cités États, désormais, à part à Milan », ajouta l’Agneau, ignorant le juron obscène poussé soudain par Angelotti, « et dans les cantons suisses, uniquement Berne.

— « Ils ont baisé les Suisses ? » Stupéfaite, Cendres se trouva un instant incapable de parler. « Leurs sources de ravitaillement remontent carrément de l’autre côté de la Méditerranée ; ils sont capables d’entretenir de telles armées sur le terrain et de pousser quand même vers le nord ? Et de garder le territoire derrière eux ? »

C’était une technique de pêche aux informations dépourvue de la moindre élégance, ou, du moins, une paraphrase d’informations dont ses sources lui avaient garanti la véracité. L’attention de Cendres se fixa sur les cavaliers qui approchaient.

L’Agneau se révéla peu disert. « Une vingtaine d’années de préparation aident, je crois, madone Cendres.

— Vingt ans. J’ai du mal à l’imaginer. C’est tout ce qu’a duré ma vie jusqu’ici. » La perfidie seule dictait cette allusion à sa jeunesse, l’Agneau ayant entamé la trentaine. Tellement jeune, tellement célèbre : mieux valait ne pas être trop confiante, par-dessus le marché, conclut-elle, et elle attendit que les cavaliers arrivent au sommet de la pente. Du vent balayait l’herbe noire, faisant bruisser les forêts de pins au loin. Elle éprouvait une sensation particulière, presque physique, comme celle d’avoir réussi à monter un cheval plein de feu, dont on a à peine le contrôle.

« Miséricorde du Christ », murmura-t-elle avec allégresse, presque pour elle seule, « c’est le Jugement dernier. Tout change. La chrétienté bascule cul par-dessus tête. Qui voudrait être paysan, à cette heure ?

— Ou marchand. Ou seigneur. » L’Agneau tira sur ses rênes. « Nous sommes dans la seule profession où il faut être, cara.

— Tu crois ? Je ne sais que me battre. » Un moment rare : elle et l’homme aux cheveux ébouriffés se comprenaient très bien l’un l’autre. « Si l’on reste dans la ligne de bataille jusqu’à l’âge de trente ans, on meurt : par conséquent, je suis commandant. Si on reste au commandement jusqu’à la vieillesse, disons la quarantaine, on meurt. Et donc… » Un geste de sa main en armure en direction de Guizbourg. « Le jeu des princes.

— Hmm ? » L’Agneau tourna à la fois le corps et la tête, dans son armure de plates, de façon à pouvoir regarder Cendres en face. « Oh, oui, cara. J’ai entendu des rumeurs : la moitié de tes problèmes vient de ce que tu voudrais des terres et un titre. Pour ma part… » Il poussa un soupir, avec une certaine satisfaction. « J’ai investi mon argent des deux dernières campagnes dans le commerce de la laine anglaise.

— Investi ? » Cendres le regarda avec des yeux ronds.

« Et je possède une teinturerie à Bruges, à présent. Très confortable. »

Cendres s’aperçut qu’elle avait la bouche grande ouverte. Elle la referma.

« Alors, des terres, à quoi bon ? conclut Agnus Dei.

— Euh… Oui. » Cendres ramena son attention vers les Wisigoths. « Tu es avec eux depuis, quoi, deux semaines ou plus ? L’Agneau, qu’est-ce qu’il se passe ? »

Le mercenaire italien toucha l’agneau sur son surcot. « Demande-toi si tu as le choix, madone, et sinon, quelle importance a ma réponse ?

— Cette Faris est vraiment forte. » Cendres regarda approcher la procession aux flambeaux. Assez près pour distinguer les avant-coureurs, quatre hommes sur des mules, portant robes et voiles, avec ce qui ressemblait à des barriques octogonales ouvertes posées sur la selle devant eux. Les proportions du corps et de la tête de ces hommes semblaient anormales. Cendres reconnut des nains un instant après avoir compris qu’on frappait avec des baguettes sur les flancs de cuir rouge et doré des barriques ; qu’il s’agissait en réalité de tambours de guerre ! La vibration qui montait fit se coucher en arrière les oreilles de Godluc.

Précipitamment, Cendres déclara : « Elle nous a bien dérouillés, à Gênes. Tu crois à toutes ces histoires de tête mécanique en airain qui lui explique quoi faire ? Tu l’as déjà vue ?

— Non. Ses hommes disent que la Tête d’airain, qu’ils appellent son « Golem de pierre », n’est pas ici avec elle. Elle est à Carthage.

— Mais avec le temps qu’elle passe à attendre une réponse – des courriers, des cavaliers sur des chevaux rapides, des pigeons – alors, elle ne peut pas s’en servir sur le terrain. Pas dans un combat en temps réel.

— Ses hommes affirment pourtant que si. Ils racontent qu’elle l’entend au moment précis où il parle dans la Citadelle, à Carthage. » Il s’arrêta. « Je ne sais pas, madone. On raconte que c’est une femme ; donc, si elle est aussi douée, c’est qu’elle entend des voix. »

Le commentaire perfide de l’Agneau porta. Cendres ignora pour l’instant son interlocuteur, fascinée par l’idée de ce que cela pouvait représenter d’être en temps réel en liaison constante avec sa ville d’origine et ses commandants, à des milliers de lieues de là.

« Un Golem de pierre… dit-elle lentement. L’Agneau, entendre les saints de Notre Seigneur, c’est une chose ; mais entendre une machine…

— Ce n’est sans doute que la rumeur publique, rétorqua l’Agneau. La moitié de ce qu’ils se vantent de posséder en Afrique du Nord, ils ne l’ont pas vraiment – ce sont juste des manuscrits et les souvenirs d’un vague aïeul. Cette femme est nouvelle, et elle commande à des armées. Il y a forcément des histoires ridicules qui vont courir. Il y en a toujours. » Quelque chose dans son débit rapide incita Cendres à jeter un coup d’œil vers l’Agneau : l’homme était visiblement sur les nerfs. Elle croisa le regard de Robert Anselm, de Geraint ab Morgan, d’Angelotti – tous ses officiers, parés à affronter la situation, qui serait peut-être une négociation, et pouvait être un piège, et qu’il faudrait de toute façon subir assez longtemps pour déterminer sa nature. Elle baissa le regard vers le palefroi de Godfrey Maximillian. Le prêtre contemplait les flambeaux qui avançaient.

« Prie pour nous », lui ordonna-t-elle.

Le barbu serra sa croix, en remuant les lèvres.

De nouveaux flambeaux s’épanouirent, plus bas, portés par des hommes à pied. Cendres entendit Robert Anselm lâcher un juron superstitieux. Les porteurs de flambeaux étaient des formes humaines d’argile et d’airain, des golems brandissant des torches de poix aux longues flammes, dont la clarté ruisselait sur leurs peaux rouge et ocre sans traits distinctifs.

« Joli, reconnut-elle. Si j’étais à sa place et que je disposais de quelque chose d’aussi déconcertant, je m’en servirais aussi. » Les chevaux wisigoths avançaient entre deux rangées de golems. De petits chevaux levant haut leurs sabots, avec le sang du désert en eux, et des harnais de cuir doré qui reposaient sur leur encolure et leur croupe, chaque mors, chaque anneau, chaque étrier étincelant à la clarté des torches. Ils apportaient une odeur de crottin épicée, notablement différente des chevaux de guerre européens avec leur épaisse encolure. Godluc s’agita. Cendres serra les rênes. Certaines de ces bêtes sont des juments, se dit-elle ; et je n’ai jamais été convaincue que Godluc avait pris conscience qu’il était castré. Les ombres fugaces troublaient le palefroi de Godfrey ; d’un geste, Cendres ordonna à un archer de mettre pied à terre pour lui tenir la bride, afin que Godfrey puisse continuer sa prière sans interruption.

Derrière les cavaliers wisigoths venait le porte-étendard, avec un drapeau noir et une aigle au bout d’un mât. Son cheval portait armure, et Cendres sourit dans sa barbe à cette vue, ayant porté la bannière dans nombre de batailles et en étant arrivée à comprendre ce que ses voix entendaient par un aimant pour les tirs. Un poète en armure chevauchait à ses côtés, chantant quelque chose de trop vernaculaire pour que Cendres le comprenne, mais elle se remémora la coutume de Tunis : des cantadors, pour le moral des troupes.

« Quel chahut ! Est-ce qu’ils essaieraient de nous impressionner, par hasard ? » Cendres siégeait sur la haute selle, ses jambes presque droites dans leurs étriers, son centre de gravité au niveau des hanches ou juste en dessous : une sensation différente de celle de marcher en armure. Elle se déplaça imperceptiblement, pour tenir Godluc tranquille. Les chevaux wisigoths tintèrent en faisant halte. Lances et boucliers, épées et arbalètes légères… Elle examina des hommes portant des hauberts de maille sur des armures capitonnées, avec des surcots blancs et des casques ouverts sur le visage. Ils se penchaient sur leur selle pour discuter entre eux, ouvertement, certains désignant du doigt les chevaliers mercenaires européens.

« Non », répondit Cendres d’une voix enjouée, en sélectionnant un des hommes et en laissant sa voix porter. « On n’a pas ce genre de pratiques, en réalité. D’ailleurs, il n’y a pas de chèvres dans ces montagnes. Ni mâles ni femelles. »

Ce discours fut suivi de quelques rires, de jurons et d’inquiétude. Geraint ab Morgan claqua sa cuisse couverte d’armure. Un cavalier wisigoth avec un meilleur armement sous l’étendard du pavillon noir et de l’aigle s’adressa aux hommes de part et d’autre, puis fit avancer une jument marron.

Pour ne pas demeurer en reste, Cendres donna un signal. Euen Huw lança trois notes claires avec la trompe qu’il portait à contrecœur. Cendres avança dans un entrechoquement de caparaçon, six officiers avec elle – Anselm, Geraint et Joscelyn Van Mander en armure de plate milanaise complète et luisante ; Angelotti dans un plastron milanais et des jambières gothiques, cannelées et complexes ; Godfrey (toujours en prière, les yeux clos) dans ses plus beaux habits monastiques ; et Florian del Guiz dans une brigandine empruntée à quelqu’un et une salade d’archér, n’ayant rien d’une femme, et, hélas, pas grand-chose d’un soldat non plus, Cendres était forcée de l’admettre.

« Je suis Cendres, annonça-t-elle dans le silence qui suivit l’appel de trompe. Agnus Dei me dit que vous seriez intéressée de conclure un accord avec nous. »

Cendres ne parvenait pas à distinguer le visage du chef wisigoth sous son casque, dans le jeu des ombres.

La femme portait un casque et des grèves d’acier, des solerets segmentés visibles dans ses étriers. La lueur des flambeaux baignait d’un riche éclat sa cuirasse rouge couverte de velours : une armure de plates avec cent grosses têtes de rivets en forme de fleur, brillant de l’éclat de l’or. On voyait de la maille au-dessous, au niveau de sa cuisse. Un camail de plate redressée devait constituer un genre de gorgerin, supposa Cendres ; et elle nota une poignée d’épée dorée à trois lobes, des fourreaux pour épée et dague avec des ornements d’or, un baudrier avec une lourde décoration d’or et le damier bleu-noir et blanc d’un manteau doublé de vair[57]. Cendres avait additionné en quelques secondes le prix de chaque élément, et fut impressionnée malgré elle. Elle ne put réprimer le frisson de plaisir pur qu’elle éprouvait à voir une autre femme à la tête de soldats en armes ; tout particulièrement une femme suffisamment étrangère pour ne pas être une concurrente.

« Vous combattriez des Bourguignons. » Pénétrante, la voix de la femme parlait allemand avec un accent carthaginois. Cela laissait supposer qu’elle voulait se faire comprendre de ceux, dans l’entourage de Cendres, qui ne parlaient pas carthaginois.

« Combattre des Bourguignons ? Pas par choix. Ils sont coriaces, les bougres. » Cendres haussa les épaules. « Je ne fais pas courir à ma compagnie de risques inutiles.

— Vous êtes « Cendres ». La jundx. » La jument noisette caparaçonnée avança, entrant dans la clarté des torches de Cendres. La femme portait un casque muni d’un nasal, avec un colletin de maille accroché à ses bords. Un foulard noir enveloppait ses épaules et le bas de son visage. On distingue peu de détails dans des yeux encadrés par un casque, ce qui était tout ce qu’apercevait Cendres, mais suffisamment pour qu’elle prenne soudain conscience : Elle est jeune ! Mon Dieu. Elle n’est pas plus vieille que moi !

Cela expliquait en partie la nervosité de l’Agneau : un désir malveillant d’assister à la rencontre de ces deux anomalies féminines, comme il les considérait probablement. Cendres, par pure perversité, ressentit aussitôt plus de chaleur envers le commandant wisigoth.

« Faris, dit-elle. Général. Faites-moi une offre. J’ai eu tendance à me battre du côté bourguignon quand l’occasion se présentait, mais nous pouvons nous charger d’eux, au besoin.

— Vous détenez mon allié, ici.

— Mon époux. Je crois que cela me donne la précédence.

— Vous devez lever le siège. Comme une des clauses du contrat.

— Holà. Trop vite. Je consulte toujours mes hommes. » Cendres leva la main. Quelque chose, dans la voix du général wisigoth, la troublait. Elle aurait poussé Godluc à avancer, mais la lueur des torches papillonnait sur des pointes de flèches, facilement pointées, et dans certains cas couchées sur les genoux des cavaliers wisigoths ; et nombre de ses propres hommes avaient très visiblement la lance en main, plutôt qu’attachée à la selle. Les armes ont une vie propre, une tension propre ; elle aurait pu dire, avec une précision totale, combien de cavaliers wisigoths la regardaient en jaugeant la distance. Elle pouvait sentir les liens invisibles.

Purement par désir de se ménager une minute ou deux de réflexion, Cendres se retrouva en train de poser la question qui la préoccupait le plus : « Faris… Quand reverrons-nous le soleil ?

— Lorsque nous en déciderons. » La jeune voix de la femme semblait calme.

Mais, aux oreilles de Cendres, les mots ressemblaient également à un mensonge ; elle en avait elle-même prononcé suffisamment en son temps. Ainsi, tu n’en sais rien non plus ? Le calife à Carthage ne dit pas tout à ses généraux ? La clarté jaune des torches enfla jusqu’à devenir éblouissante, les marcheurs d’argile formant un demi-cercle de part et d’autre de leur général. Une cotte de maille à fins maillons luisait.

« Qu’offrez-vous ?

— Soixante mille ducats. Pour un contrat portant sur la durée de cette guerre. »

Soixante mil…

Aussi clairement que s’il s’agissait de sa voix intérieure, elle entendit Robert Anselm penser : Si cette garce a de l’argent à jeter par les fenêtres, ne discute pas avec elle !

Cendres s’accorda une seconde ou deux de méditation en levant la main pour déboucler sa salade et retirer son casque ; un signal également à ses hommes de se détendre – ou du moins, de ne pas commettre d’imprudence sauf en cas d’intention agressive très clairement manifestée dans le camp wisigoth.

L’Agneau se débarrassa d’un de ses gantelets et se rongea les ongles.

Cendres dégagea de son visage ses cheveux d’argent noués (trempés de sueur par leur confinement dans le casque qu’ils capitonnaient) et jeta un coup d’œil vers le général wisigoth. Après une longue hésitation, la jeune femme leva les mains, retira son casque prolongé de mailles et écarta son voile.

Un des cavaliers wisigoths poussa un juron, violemment. Sa monture souleva de terre les deux antérieurs et percuta l’homme à côté de lui. Un rugissement strident de voix obligea Cendres à empoigner les rênes de Godluc, de la main gauche. Godfrey Maximillian ouvrit les yeux et elle le vit regarder directement en face de lui.

« Jésus-Christ ! » s’exclama-t-il.

La jeune Faris wisigothe était assise sur son cheval à la lueur des torches. Elle déplaça son corps blindé d’écarlate, encourageant la jument noisette à avancer d’un pas, et regarda. Un jeu d’ombres et de lumières mouvantes brilla sur la cascade de ses cheveux d’argent.

Elle avait des sourcils sombres, longs, assurés ; ses yeux, un éclat noir ; mais ce fut la bouche qui révéla tout à Cendres. Elle songea : J’ai déjà vu cette bouche dans le miroir, chaque fois que j’ai eu un miroir à la main, et elle considéra la similitude de cette longueur de bras et de jambe, de ces petites hanches robustes, de cette carrure vigoureuse, jusqu’à – ce qu’elle n’avait pas remarqué – cette même assiette sur un cheval.

Elle ramena son regard sur le visage de la Wisigothe.

Aucune cicatrice.

S’il y avait eu des balafres, elle aurait dégringolé de son cheval pour s’abattre face contre terre et implorer le Christ de garder à distance la folie, les démons, et cet être qui semblait sorti de l’abîme. Mais la femme avait des pommettes lisses et parfaites.

La femme général des Wisigoths n’exprimait pas le moindre sentiment, à présent ; des traits figés, pétrifiés.

À la seconde précise où des hommes armés dans les clans européen et wisigoth pressaient leur cheval de s’approcher, Cendres comprit : Voilà donc à quoi je ressemble sans cicatrices. Aucune cicatrice.

À tout autre égard, nous sommes jumelles.